• 26/01/2023

    Pourquoi les SCOP sont des boucliers anticrise pour leurs salariés

    Les sociétés coopératives de production offrent des marges de manœuvre et des protections à leurs employés qui peuvent être vitales en période de tension inflationniste et énergétique. 

    Le saviez­-vous, la France compte le plus grand producteur au monde de fleischschnacka, et elle a bien failli le perdre. Pour qui n’est pas familier de cette spécialité alsacienne, la voilà qui apparaît: un mitonné de pot­au­feu qu’une machine étale sur de la pâte à nouilles et qu’avec un tour de main des hommes et des femmes, charlotte sur la tête et blouse floquée à leur prénom, roulent et ficellent en vue de sa vente dans la grande distribution.

    «Si on ne s’était pas positionné, tout ça disparaissait. Ça aurait été dommage», commente Mathieu Rouillard, 51 ans, PDG de la société coopérative de production (SCOP) Maurer­Tempé, à Kingersheim (Haut­Rhin).
    C’était en 2019. L’entreprise qui commercialise saucisses et spécialités alsaciennes connaissait un énième redressement judiciaire, des plans sociaux ayant réduit drastiquement les effectifs – d’un millier dans les années 1990à 1993 lors de sa reprise en SCOP par ses salariés à 125 aujourd’hui.
    «Si on n’avait pas eu lemouvement des SCOP à nos côtés et leurs dispositifs financiers, on n’aurait pas pu convaincre nos partenaires bancaires, souligne Mathieu Rouillard d’emblée. Sans compter tout l’accompagnement, il y a un vrai suivi derrière.» L’une des raisons,
    explique­ t­-il, de la résilience des entreprises coopératives. Contrairement à ce que le récent échec de Scopelec, SCOP spécialisée dans le déploiement de réseaux télécoms, pourrait laisser penser, leur taux de pérennité à cinq ans est plus élevé que la moyenne (73 % en 2021, contre 61 %, selon la Confédération générale des SCOP). L’autre raison tient, selon M. Rouillard, au modèle lui­ même. «Sans lui,
    on n’aurait pas surmonté les quatre crises qu’on a connues en quatre ans», répète-­t-­il avec conviction en faisant visiter l’entreprise.
    A savoir la flambée des cours du porc après la fièvre porcine africaine, la pandémie due au Covid­19 et la désorganisation du marché qu’elle a provoquée, et aujourd’hui l’inflation et la crise de l’énergie.
     
    « COMME NOUS N’AVONS DE COMPTES À RENDRE QU’À NOUS­ MÊMES, ÇA NOUS PERMET D’ALLER PLUS VITE»
    MATHIEU ROUILLARD-  PDG de Maurer-Tempé
    UN SALARIÉ, UNE VOIX
     
    Il existe plus de 4000 SCOP en France, pour 81 000 employés, un chiffre en nette aug­mentation ces dernières années. Même si el­les sont organisées et hiérarchisées comme des entreprises conventionnelles, leur spéci­ficité tient d’abord à leur gouvernance démo­ cratique: les salariés détiennent la majorité du capital social et des droits de vote et, si tous ne sont pas associés, ils ont vocation à le deve­nir. Quels que soient le poste, le statut ou le montant du capital investi, chaque employé dispose d’une voix égale, pour voter les déci­sions cruciales mais aussi élire, en assemblée générale, le PDG et le conseil d’administra­ tion (CA), parmi les salariés volontaires.
    L’autre différence fondamentale avec une entreprise classique, c’est l’équitable réparti­tion des bénéfices entre tous les salariés ­as­sociés, par de la participation et­ ou de l’inté­ressement, du dividende, avec toujours une part pour les réserves de l’entreprise.
    Traumatisés par les redressements judiciaires passés qu’ils n’avaient pas vu venir, ceux de Maurer­Tempé (tous associés) font de la transparence l’un des remèdes anticrise.
    « A l’époque, on n’avait connaissance d’aucun chiffre, et même on nous mentait », se sou­vient  Vincent  Boeglin,  43  ans,  secrétaire (Force ouvrière) du comité social et économi­que (CSE). « J’étais directeur commercial et je n’ai appris la situation que quelque mois avant le dépôt de bilan, renchérit Mathieu Rouillard, encore amer. Les boîtes se cassent la gueule à cause  de  ce  manque  de  transparence! » Lui met au contraire un point d’honneur à com­muniquer les chiffres et les informations clés dans un petit « journal des associés » envoyé à tous chaque mois avec la fiche de paie.
    « Qui détient l’information détient le pouvoir, dit­-on souvent. Nous, on fait tout pour que cela n’existe pas! insiste-­t­-il. La démarche des SCOP c’est discuter, réfléchir ensemble à des solu­tions. Il y a une bonne idée, on la creuse. Par na­ture, on est très ouverts d’esprit.»
    C’est ainsi qu’a germé celle de recourir à une société locale de courtage pour faire le meilleur choix en matière énergétique: un contrat d’électricité sécurisé sur trois ans leur a permis d’échapper à l’explosion des factures cet hiver. « Je croyais que tout le monde faisait ça, mais en réalité on est très peu», s’étonne Mathieu Rouillard.
    Tous savent que le contrat court jusqu’à fin 2023, et qu’alors la facture pourrait s’alourdir de 700000 euros. Chaque service doit réflé­chir à la façon de l’anticiper. « Le fait que ce soit notre argent joue beaucoup: les gens sont beaucoup plus concernés, constate Christo­phe Dangel,  49  ans,  responsable  du  pôle.
     
    «C’est comme ça que devraient fonctionner toutes les entreprises»
    L’expérience en SCOP et le travail des chercheurs démontrent que la citoyenneté économique fait rempart contre la tentation autoritaire.
     
    A la question « Qu’est­ce qui change quand on travaille dans une société coopéra­tive de production?», les salariés­ associés des SCOP répondent d’abord: «C’est mieux.» Puis, s’ex­pliquent par une même expres­sion, polysémique: «On sait pour quoi − pourquoi? − on travaille.» Pour quel revenu, puisque les bé­néfices sont répartis équitable­ment. « C’est là qu’on se rend compte que dans les autres entre­prises, y’en a qui s’en mettent dans les poches », souligne Mickaël L’Hostis, 44 ans, monteur réseau à la Stepp, SCOP de travaux publics du Finistère.
    «On aura la même part, Laure [Si­mon], la directrice, et moi, le manœuvre au fond de ma tran­chée», insiste son collègue Fabien Henry, les pieds dans le sillon creusé entre deux pavillons. Par cette équité et un fonctionnement en toute transparence, chacun se perçoit comme aussi essentiel à la réussite de l’entreprise que les autres. Ce qui donne du sens au travail. «Sur le chantier, on est libre de s’organiser comme on pense. Dans les boîtes, d’habitude, on dit “t’as ton chef sur le dos”, mais nous non, c’est une confiance totale. C’est valorisant»,  explique,  adossé  à sa camionnette  Erwan  Choquer, 52 ans, dont vingt et un à la Stepp.
     
    Responsabilité et autonomie
     
    Il est donc aussi question de di­gnité. De se sentir considéré comme des individus responsa­bles, autonomes, et de pleins droits, quelle que soit sa fonction. « Ici, on ne nous prend pas pour des jambons !», résume de toute sa gouaille Pascal Lecoq, vingt ans à la Stepp. L’agent d’entretien comme l’opératrice sur la chaîne de conditionnement ont leur place au conseil d’administration (CA), à condition d’être élu par leurs pairs. « Quand on s’est levé à 2 heures, participer au CA à midi est un effort, reconnaît Christo­phe Dangel, responsable du pôle charcuterie au sein de la SCOP Maurer­Tempé, en Alsace. Mais ça change tout! On ne subit plus les conséquences de décisions prises par d’autres, ce qui se fait, c’est en notre âme et conscience. ». Ouvrier réseau à la Stepp, Grégory Corre  candidate  à  un  second mandat au CA : « Ça demande du travail mais j’ai appris beaucoup de choses, notamment sur les questions juridiques.»
    « Les gens qui se sentent bien en SCOP se révèlent», estime Sébas­tien Fouillard, bras droit de Laure Simon, la PDG. Devant ceux qui pensent que fonctionnement dé­mocratique rime avec chienlit, celle-­ci s’étonne: « Les gens sont naturellement intelligents pour peu qu’on leur expose les choses avec transparence. » « C’est plus démocratique », résume Vincent Boeglin, secrétaire du comité social et économique (CSE) de Maurer­Tempé. « C’est comme ça que devraient fonctionner toutes les entreprises !», s’enthousiasme Mickaël L’Hostis. Il n’est pas le seul à en être persuadé.
    A la sortie du confinement, alors que  flottait  l’idée  d’un  « monde d’après »,   une   tribune   publiée dans Le Monde du 17­-18 mai 2020 a connu un écho retentissant. Aux maux de notre époque, réchauffe­ment  climatique,  accroissement des  inégalités,  tentation  autori­taire, elle proposait un même re­mède: démocratiser l’entreprise.
     
    « DANS LES BOÎTES, D’HABITUDE, ON DIT “T’AS TON CHEF SUR LE DOS”, MAIS NOUS, NON, C’EST UNE CONFIANCE TOTALE »
    ERWAN CHOQUER, salarié à la STEPP
     
    Portée par les chercheuses Isa­belle Ferreras (université de Lou­vain, chercheuse associée à Har­vard), Dominique Méda (univer­sité Paris­Dauphine-­PSL)  et  Julie Battilana (Harvard Business School), elle est devenue un «ma­nifeste» signé dès sa publication par plus de trois mille universitai­res. Puis un livre, Le Manifeste tra­vail.  Démocratiser,  démarchandi­ser, dépolluer (Seuil, 2020).
    « L’expérience politique par ex­cellence, où on mobilise sa propre conception de ce qui est juste ou injuste dans le cadre d’une dyna­ mique collective, ce n’est pas d’al­ler voter une fois tous les cinq ans, c’est de travailler tous les jours, estime Mme Ferreras. Or, l’entre­ prise capitaliste classique est à la fois l’entité politique la plus cen­trale et la moins démocratique des institutions dans lesquelles les ci­ toyens sont pris. » Parce que celui qui investit sa force de travail dans une entreprise tradition­nelle n’en retire aucun pouvoir sur les décisions qui le gouverne.
    « Il faut que les salariés puissent peser sur ce gouvernement, esti­me­-t-­elle. Sinon, c’est complète­ment contradictoire avec notre ci­ toyenneté dans la cité. »
     
    « Culture du compromis » L’économiste Thomas Coutrot suggère même que cette expé­rience non démocratique au sein de l’entreprise, en «chosifiant» le travailleur, le rend plus disponible aux idées autoritaires. Marqué par cette thèse, l’ancien ministre de l’économie sociale et solidaire, Benoît Hamon, s’est posé la ques­tion inverse: «L’organisation dé­mocratique d’une entreprise pré­dispose-­t-­elle au contraire à une citoyenneté active, au goût du dé­bat?» Une enquête réalisée pour la Confédération générale des SCOP lui a permis de répondre «oui». «Ce que disent ces salariés, c’est que la SCOP est l’apprentissage de la responsabilité et d’une culture du compromis. C’est un exercice hy­per­ engageant et super­-épanouis­sant, qui devient pour eux un terrain concret de réalisation de leur citoyenneté», explique M. Hamon. Cette réflexion a donné lieu à un ouvrage  collectif,  sous  sa  direc­tion,  La  citoyenneté économique peut-­elle  sauver  l’avenir ?  (Equa­teurs), publié en 2022, à la veille de la présidentielle. «La démocratie combinée à la juste répartition des bénéfices fait du bien à la société», y écrit Jacques Landriot, président de la Confédération des SCOP, plai­dant  pour  «polliniser la  gouver­nance et la raison d’être des entre­prises conventionnelles».
    Pour ces dernières, les auteurs du Manifeste suggèrent de com­mencer par renforcer les pou­voirs du CSE par un droit de veto, notamment sur la nomination du PDG. En faire une seconde chambre face au CA, un bicamé­risme qui donnerait la capacité aux travailleurs de dire non.
     
    TRANSPARENCE FINANCIÈRE
     
    L’autre bout du pays, les salariés de Stepp (dire « la Stepp ») sont également certains que l’esprit solidaire des coopératives les a mis à l’abri des difficultés de recrutement rencontrées par leurs concurrents. Basée à Lampaul­-Guimiliau  (Finistère),  cette  SCOP de travaux publics (TP) est spécialisée dans la pose de réseaux (électriques, télécoms, eau, gaz). « Quand il ya eu la crise dans les TP, entre 2006 et 2012, beaucoup de majors ont mis de­hors leurs intérimaires : quand le boulot est reparti,  ils  n’avaient  plus  les  compétences, rappelle Sébastien Fouillard, 39 ans, direc­teur technique et commercial. Nous,  on  a une politique de zéro emploi précaire. On a gardé nos gars, les compétences on les avait.» Devant la perspective du départ à la retraite de plusieurs anciens, et de leurs compéten­ces avec eux, dans un métier qui « s’apprend sur le terrain», Laure Simon, 53 ans, la PDG, a proposé au conseil d’administration, com­posé de salariés de fonctions diverses, d’anti­ciper, en augmentant temporairement les effectifs. « J’ai  montré que  c’était un  risque qu’on pouvait prendre financièrement et que ce serait payant à terme. On a mis un an­cien­ et un jeune, en binôme, pendant trois ans.» Valorisant  pour  les  plus  vieux,  fondateur pour  les  nouveaux.  Là  où  la  concurrence connaît une forte rotation de ses effectifs, eux ne quitteront pas l’entreprise de sitôt.
    « Les périodes de crise nous ont obligés à ac­célérer la mutation de l’entreprise. Et, comme nous n’avons de comptes à rendre qu’à nous­ mêmes, et pas à un actionnaire ou à un fonds d’investissement au­ dessus de nous, ça nous permet d’aller plus vite, estime, en Alsace, Ma­thieu Rouillard. D’autant que notre but n’est pas de cracher du cash. C’est d’être rentable pour sécuriser notre avenir professionnel.»
    A la Stepp, la nouvelle organisation du tra­vail a aussi fait l’objet d’une délibération. «La société a changé, les gens veulent rentrer de bonne heure, souligne M. Fouillard. Donc on a travaillé avec tout le monde autour d’une ques­tion simple: qu’est­-ce qu’on veut, qu’est-­ce qu’on peut, en donnant tous les éléments pour décider en connaissance de cause.»
    Les deux entreprises ont passé l’année 2022 sans conflit sur les salaires. Le débat sur l’iné­gal «partage  de  la  valeur» est inconnu ici puisque l’équité est réglée dès les statuts. «Les bénéfices, on sait où ça va, c’est pas le dirigeant qui va prendre 90 %», précise Fabien Henry, ouvrier réseau à la Stepp. Son conseil d’admi­nistration a fait le choix d’augmenter tout le monde de 106 euros brut par mois (5,80 % en moyenne, environ l’augmentation de la bran­che), mais y a ajouté des compensations pour les trajets. Et la participation est importante. La transparence sur la situation financière permet  aux  salariés  d’arbitrer  en  connais­sance de cause. La branche de la charcuterie industrielle dont dépend Maurer­Tempé a re­haussé la grille de salaire, de 9 % en cumulé sur un an. «Financièrement, c’était un peu dur d’aller au­delà, acte le secrétaire du CSE, Vin­ cent Boeglin. On a choisi de compenser avec des primes pour la polyvalence ou le trajet pour aller travailler le samedi.»
    Pour remède à l’inflation, qui a vu Maurer­ Tempé encaisser, en 2022, 23 % de hausse des matières premières, 27 % sur le prix du carton ou 16 % sur celui des transports, M. Rouillard met  encore  en  avant  la  transparence.  Et l’exemplarité. «J’ai  fait  attester  nos  hausses par un commissaire aux comptes. Ainsi les dis­tributeurs peuvent constater que nous n’avons pas augmenté nos prix à hauteur de ce qu’on subit. Cela m’a fait gagner beaucoup de temps et cela m’a lié avec des clients qui, en échange, nous ont référencé de nouveaux produits.»
    Mais, avant de se quitter, les deux PDG insis­tent pour dissiper tout malentendu. «Atten­tion, la SCOP n’est pas un modèle magique! ré­ sume Mme Simon. On peut avoir un directeur qui fait n’importe quoi! Mais les bases sont là.» Une bonne délibération est «hyperénergi­ vore». Et le modèle, soulignent-­ils, demande un engagement important de tous. Et notam­ment de ses dirigeants, d’accord pour «bosser comme des dingues, parfois y laisser leur couple, et repartir à la fin avec juste un petit pa­quet de parts sociales, sans plus­ value», insiste Mme Simon. «Mais je ne regrette pas!».
     
     
    Des sociétés mal comprises par le monde de la finance
     
    Comme le montre le cas de Scopelec, quand elles veulent augmenter leur capital ou faire appel à des investisseurs, les coopératives se retrouvent face à des difficultés souvent insurmontables.
     
    Sauver Scopelec, Jacques Landriot, le président de la Confédération générale des   SCOP   (les sociétés coo­pératives et participatives),  y croyait, convaincu que la solida­rité du mouvement coopératif l’emporterait.  Pour  soutenir  le plan de reprise sous forme de nouvelle SCOP présenté par les salariés du constructeur de ré­seaux télécoms, une campagne de financement avait permis de récolter 1,2   million d’euros auprès des  adhérents,  en  plus du million que les 661 employés de Scopelec engagés dans cette « newscope » étaient prêts à sor­tir de leur poche. La confédéra­tion puisait 1 million dans ses propres réserves. « Ce qui  a manqué, c’est l’aide des banques. Avec  5  millions  de  plus,  le  plan passait », regrette  M.  Landriot. Finalement, la plus grosse SCOP de France a été reprise, fin dé­cembre 2022, par le groupe Cir­cet, détenu par le fonds d’inves­tissement britannique ICG, sonnant la fin des idéaux coo­pératifs qu’elle portait depuis sa création en 1973.
    Provoquée par la perte fin 2021 d’un important contrat avec Orange, la faillite de Scopelec est aussi  la  conséquence  d’erreurs stratégiques, dont une trop forte dépendance  à  un  seul  grand client :  l’opérateur  télécoms  qui confiait à la coopérative la cons­ truction  de  ses  réseaux  fixes (ADSL puis fibre optique) repré­sentait près de la moitié du chiffre d’affaires annuel de la SCOP. Des luttes politiques internes, exacer­bées  par  l’apparition  des  pre­miers problèmes financiers, ont participé à la chute de Scopelec.
    Certaines filiales du groupe, dont la plus importante, Setelen, n’avaient pas le statut coopératif, ce qui créait des divergences d’intérêts entre les salariés. Mais cette mésaventure « doit aussi nous servir de leçon », reconnaît après coup Jacques Landriot, conscient des quelques handi­caps du modèle.
    Dans une SCOP, les salariés doi­vent détenir au minimum 51 % du capital social et 65 % des droits de vote. Dans une société coopé­ rative  d’intérêt  collectif  (SCIC), statut plus récent créé en 2001, les associés sont divisés en trois catégories  (les  salariés,  les  per­ sonnes qui bénéficient des pro­duits ou services de la SCIC et les autres comme une collectivité locale ou une association), mais aucune d’entre elles ne peut avoir plus de 50 % du capital. Difficile avec ces règles de faire entrer des investisseurs extérieurs, souvent peu à l’aise d’avoir à composer avec des salariés ­actionnaires ou de ne pas avoir le contrôle ou, tout du moins, un pouvoir de dé­cision à la hauteur de leur mise. En outre, plus la coopérative grossit en nombre de salariés, plus la démocratie actionnariale devient complexe.
     
    Des situations kafkaïennes Autre épouvantail potentiel :  le statut empêche toute plus­ value au moment de la cession  des parts sociales et fixe une réparti­tion équilibrée des bénéfices en­tre salariés (avec la participation et l’intéressement), les réserves de la SCOP et les associés (divi­dendes).  De  quoi  refroidir  de nombreux investisseurs à la re­cherche de gains au moment de la  revente  de  l’entreprise.  Des fonds  dits  « patients »  existent, comme Esfin, une filiale du Cré­dit coopératif,  mais  leurs  res­sources  restent  limitées  et  ils peuvent  difficilement  déployer plusieurs  dizaines  de  millions d’euros auprès d’une entreprise. Conséquence, en cas de gros coup dur,  les  salariés ­associés  se  re­trouvent   souvent   seuls,   sans pouvoir  nécessairement  remet­tre au pot. En 2009, la recapitali­sation du journal Le Courrier pi­card exigeait que chaque associé sorte 20 000 euros de sa poche. Impossible  pour  certains  sala­riés. Repris par Rossel (La Voix du Nord), le quotidien picard a alors perdu son statut coopératif.
    « Les SCOP souffrent d’un déficit de  connaissance  de  la  part  du monde économique et financier», ajoute Mathieu Castaings, expert­ comptable et fondateur du cabi­net Finacoop, lui­ même organisé en coopérative. « Nous avons dé­marré en 2014 sans cadres, unique­ ment   avec   des   ouvriers­ techni­ciens. On a senti que certains ac­teurs  économiques,  banques  ou centrales  d’achats,  ne  nous  pre­ naient pas forcément au sérieux», se  souvient  Olivier  Leberquier, président de SCOP­TI, la coopéra­tive de thés et d’infusions créée par les ex­ Fralib après 1 336 jours de  lutte  contre  l’ancien  action­naire Unilever.
    Des situations deviennent par­fois kafkaïennes, comme celle vé­cue par Maud Sarda, à l’origine de Label Emmaüs, le site de vente en ligne du mouvement fondé par l’abbé Pierre: «Nous avions besoin de 40000 euros pour développer un logiciel. On se tourne vers In­ nov’Up, un fonds d’aide de la région Ile­ de­ France géré par Bpifrance. Mais face aux pertes de Label Em­maüs, comme c’est le cas pour beaucoup de start­up, Bpifrance nous dit qu’il nous faudrait trois ou quatre fois plus de capitaux pro­pres. Or, le statut ne nous le permet pas. Nous ne pouvons le faire qu’avec des titres participatifs ou des subventions d’investissement, mais ceux­ ci ne sont pas compta­ blement des capitaux propres. Ré­sultat, on nous refuse 40000 euros pour développer un outil d’aide aux personnes en réinsertion alors que dans le même temps Bpifrance dé­bloquait 7 millions d’euros à Do­gami, un jeu de chiens virtuels.»
    «Bpifrance n’est pourtant pas une banque privée attirée simplement par des gains rapides à ce que je sa­che», s’agace Mme Sarda, dont le post sur le réseau LinkedIn a été abondamment relayé, de nom­breux coopérateurs retrouvant dans ce cas les obstacles auxquels ils doivent faire face. De son côté, Bpifrance dit avoir respecté scru­puleusement la réglementation de cet outil de financement.
     
    EN 2009, LA RECAPITALISATION DU JOURNAL « LE COURRIER PICARD » EXIGEAIT QUE CHAQUE ASSOCIÉ SORTE 20 000 EUROS DE SA POCHE
     
    Les trous du dispositif bancaire
     
    « Comme toute entreprise, une coopérative doit investir, se déve­lopper, se réorganiser parfois. Elle a donc les mêmes besoins finan­ciers pour le quotidien et le moyen­ long terme », explique Valérie Vitton, directrice des marchés des personnes morales du Crédit coo­pératif, la première banque des SCOP. Et pourtant, les coopérati­ves ne peuvent souvent compter que sur leur mouvement pour se financer. Plusieurs outils ont ainsi été mis en place par la Confé­dération et ses antennes régiona­les. Le fonds de garantie Sofiscop permet, par exemple, de libérer le dirigeant de la coopérative de sa caution sur son patrimoine per­sonnel lors d’un prêt.
    « Ces outils permettent de com­bler les trous du dispositif bancaire et de prendre un peu plus de ris­que », apprécie Joël Bry, le PDG d’Aerem. Cette SCOP de l’aéronau­tique a profité ces dernières an­nées de deux prêts, pour un mon­tant total de 1,1 million d’euros, débloqués en quelques jours par la Société coopérative de dévelop­pement et d’entraide, à des condi­tions financières imbattables.
    « En 2017, voyant que la situation devenait tendue et que les banques ne voulaient pas nous prêter d’ar­gent, nous avons lancé une cam­ pagne de sociofinancement en ti­tres  participatifs.  Grâce  notam­ment à l’intervention de trois mu­tuelles,  dont  celle  des  cheminots En train, on a levé 870 000 euros, ce qui nous a permis de compenser la frilosité des banques. Sans ça, on aurait disparu», raconte M. Leber­ quier. Trois ans plus tard, en 2020, la  coopérative  réalisait  ses  pre­miers bénéfices.