Portée par les chercheuses Isabelle Ferreras (université de Louvain, chercheuse associée à Harvard), Dominique Méda (université ParisDauphine-PSL) et Julie Battilana (Harvard Business School), elle est devenue un «manifeste» signé dès sa publication par plus de trois mille universitaires. Puis un livre, Le Manifeste travail. Démocratiser, démarchandiser, dépolluer (Seuil, 2020).
« L’expérience politique par excellence, où on mobilise sa propre conception de ce qui est juste ou injuste dans le cadre d’une dyna mique collective, ce n’est pas d’aller voter une fois tous les cinq ans, c’est de travailler tous les jours, estime Mme Ferreras. Or, l’entre prise capitaliste classique est à la fois l’entité politique la plus centrale et la moins démocratique des institutions dans lesquelles les ci toyens sont pris. » Parce que celui qui investit sa force de travail dans une entreprise traditionnelle n’en retire aucun pouvoir sur les décisions qui le gouverne.
« Il faut que les salariés puissent peser sur ce gouvernement, estime-t-elle. Sinon, c’est complètement contradictoire avec notre ci toyenneté dans la cité. »
« Culture du compromis » L’économiste Thomas Coutrot suggère même que cette expérience non démocratique au sein de l’entreprise, en «chosifiant» le travailleur, le rend plus disponible aux idées autoritaires. Marqué par cette thèse, l’ancien ministre de l’économie sociale et solidaire, Benoît Hamon, s’est posé la question inverse: «L’organisation démocratique d’une entreprise prédispose-t-elle au contraire à une citoyenneté active, au goût du débat?» Une enquête réalisée pour la Confédération générale des SCOP lui a permis de répondre «oui». «Ce que disent ces salariés, c’est que la SCOP est l’apprentissage de la responsabilité et d’une culture du compromis. C’est un exercice hyper engageant et super-épanouissant, qui devient pour eux un terrain concret de réalisation de leur citoyenneté», explique M. Hamon. Cette réflexion a donné lieu à un ouvrage collectif, sous sa direction, La citoyenneté économique peut-elle sauver l’avenir ? (Equateurs), publié en 2022, à la veille de la présidentielle. «La démocratie combinée à la juste répartition des bénéfices fait du bien à la société», y écrit Jacques Landriot, président de la Confédération des SCOP, plaidant pour «polliniser la gouvernance et la raison d’être des entreprises conventionnelles».
Pour ces dernières, les auteurs du Manifeste suggèrent de commencer par renforcer les pouvoirs du CSE par un droit de veto, notamment sur la nomination du PDG. En faire une seconde chambre face au CA, un bicamérisme qui donnerait la capacité aux travailleurs de dire non.
TRANSPARENCE FINANCIÈRE
L’autre bout du pays, les salariés de Stepp (dire « la Stepp ») sont également certains que l’esprit solidaire des coopératives les a mis à l’abri des difficultés de recrutement rencontrées par leurs concurrents. Basée à Lampaul-Guimiliau (Finistère), cette SCOP de travaux publics (TP) est spécialisée dans la pose de réseaux (électriques, télécoms, eau, gaz). « Quand il ya eu la crise dans les TP, entre 2006 et 2012, beaucoup de majors ont mis dehors leurs intérimaires : quand le boulot est reparti, ils n’avaient plus les compétences, rappelle Sébastien Fouillard, 39 ans, directeur technique et commercial. Nous, on a une politique de zéro emploi précaire. On a gardé nos gars, les compétences on les avait.» Devant la perspective du départ à la retraite de plusieurs anciens, et de leurs compétences avec eux, dans un métier qui « s’apprend sur le terrain», Laure Simon, 53 ans, la PDG, a proposé au conseil d’administration, composé de salariés de fonctions diverses, d’anticiper, en augmentant temporairement les effectifs. « J’ai montré que c’était un risque qu’on pouvait prendre financièrement et que ce serait payant à terme. On a mis un ancien et un jeune, en binôme, pendant trois ans.» Valorisant pour les plus vieux, fondateur pour les nouveaux. Là où la concurrence connaît une forte rotation de ses effectifs, eux ne quitteront pas l’entreprise de sitôt.
« Les périodes de crise nous ont obligés à accélérer la mutation de l’entreprise. Et, comme nous n’avons de comptes à rendre qu’à nous mêmes, et pas à un actionnaire ou à un fonds d’investissement au dessus de nous, ça nous permet d’aller plus vite, estime, en Alsace, Mathieu Rouillard. D’autant que notre but n’est pas de cracher du cash. C’est d’être rentable pour sécuriser notre avenir professionnel.»
A la Stepp, la nouvelle organisation du travail a aussi fait l’objet d’une délibération. «La société a changé, les gens veulent rentrer de bonne heure, souligne M. Fouillard. Donc on a travaillé avec tout le monde autour d’une question simple: qu’est-ce qu’on veut, qu’est-ce qu’on peut, en donnant tous les éléments pour décider en connaissance de cause.»
Les deux entreprises ont passé l’année 2022 sans conflit sur les salaires. Le débat sur l’inégal «partage de la valeur» est inconnu ici puisque l’équité est réglée dès les statuts. «Les bénéfices, on sait où ça va, c’est pas le dirigeant qui va prendre 90 %», précise Fabien Henry, ouvrier réseau à la Stepp. Son conseil d’administration a fait le choix d’augmenter tout le monde de 106 euros brut par mois (5,80 % en moyenne, environ l’augmentation de la branche), mais y a ajouté des compensations pour les trajets. Et la participation est importante. La transparence sur la situation financière permet aux salariés d’arbitrer en connaissance de cause. La branche de la charcuterie industrielle dont dépend MaurerTempé a rehaussé la grille de salaire, de 9 % en cumulé sur un an. «Financièrement, c’était un peu dur d’aller audelà, acte le secrétaire du CSE, Vin cent Boeglin. On a choisi de compenser avec des primes pour la polyvalence ou le trajet pour aller travailler le samedi.»
Pour remède à l’inflation, qui a vu Maurer Tempé encaisser, en 2022, 23 % de hausse des matières premières, 27 % sur le prix du carton ou 16 % sur celui des transports, M. Rouillard met encore en avant la transparence. Et l’exemplarité. «J’ai fait attester nos hausses par un commissaire aux comptes. Ainsi les distributeurs peuvent constater que nous n’avons pas augmenté nos prix à hauteur de ce qu’on subit. Cela m’a fait gagner beaucoup de temps et cela m’a lié avec des clients qui, en échange, nous ont référencé de nouveaux produits.»
Mais, avant de se quitter, les deux PDG insistent pour dissiper tout malentendu. «Attention, la SCOP n’est pas un modèle magique! ré sume Mme Simon. On peut avoir un directeur qui fait n’importe quoi! Mais les bases sont là.» Une bonne délibération est «hyperénergi vore». Et le modèle, soulignent-ils, demande un engagement important de tous. Et notamment de ses dirigeants, d’accord pour «bosser comme des dingues, parfois y laisser leur couple, et repartir à la fin avec juste un petit paquet de parts sociales, sans plus value», insiste Mme Simon. «Mais je ne regrette pas!».
Des sociétés mal comprises par le monde de la finance
Comme le montre le cas de Scopelec, quand elles veulent augmenter leur capital ou faire appel à des investisseurs, les coopératives se retrouvent face à des difficultés souvent insurmontables.
Sauver Scopelec, Jacques Landriot, le président de la Confédération générale des SCOP (les sociétés coopératives et participatives), y croyait, convaincu que la solidarité du mouvement coopératif l’emporterait. Pour soutenir le plan de reprise sous forme de nouvelle SCOP présenté par les salariés du constructeur de réseaux télécoms, une campagne de financement avait permis de récolter 1,2 million d’euros auprès des adhérents, en plus du million que les 661 employés de Scopelec engagés dans cette « newscope » étaient prêts à sortir de leur poche. La confédération puisait 1 million dans ses propres réserves. « Ce qui a manqué, c’est l’aide des banques. Avec 5 millions de plus, le plan passait », regrette M. Landriot. Finalement, la plus grosse SCOP de France a été reprise, fin décembre 2022, par le groupe Circet, détenu par le fonds d’investissement britannique ICG, sonnant la fin des idéaux coopératifs qu’elle portait depuis sa création en 1973.
Provoquée par la perte fin 2021 d’un important contrat avec Orange, la faillite de Scopelec est aussi la conséquence d’erreurs stratégiques, dont une trop forte dépendance à un seul grand client : l’opérateur télécoms qui confiait à la coopérative la cons truction de ses réseaux fixes (ADSL puis fibre optique) représentait près de la moitié du chiffre d’affaires annuel de la SCOP. Des luttes politiques internes, exacerbées par l’apparition des premiers problèmes financiers, ont participé à la chute de Scopelec.
Certaines filiales du groupe, dont la plus importante, Setelen, n’avaient pas le statut coopératif, ce qui créait des divergences d’intérêts entre les salariés. Mais cette mésaventure « doit aussi nous servir de leçon », reconnaît après coup Jacques Landriot, conscient des quelques handicaps du modèle.
Dans une SCOP, les salariés doivent détenir au minimum 51 % du capital social et 65 % des droits de vote. Dans une société coopé rative d’intérêt collectif (SCIC), statut plus récent créé en 2001, les associés sont divisés en trois catégories (les salariés, les per sonnes qui bénéficient des produits ou services de la SCIC et les autres comme une collectivité locale ou une association), mais aucune d’entre elles ne peut avoir plus de 50 % du capital. Difficile avec ces règles de faire entrer des investisseurs extérieurs, souvent peu à l’aise d’avoir à composer avec des salariés actionnaires ou de ne pas avoir le contrôle ou, tout du moins, un pouvoir de décision à la hauteur de leur mise. En outre, plus la coopérative grossit en nombre de salariés, plus la démocratie actionnariale devient complexe.
Des situations kafkaïennes Autre épouvantail potentiel : le statut empêche toute plus value au moment de la cession des parts sociales et fixe une répartition équilibrée des bénéfices entre salariés (avec la participation et l’intéressement), les réserves de la SCOP et les associés (dividendes). De quoi refroidir de nombreux investisseurs à la recherche de gains au moment de la revente de l’entreprise. Des fonds dits « patients » existent, comme Esfin, une filiale du Crédit coopératif, mais leurs ressources restent limitées et ils peuvent difficilement déployer plusieurs dizaines de millions d’euros auprès d’une entreprise. Conséquence, en cas de gros coup dur, les salariés associés se retrouvent souvent seuls, sans pouvoir nécessairement remettre au pot. En 2009, la recapitalisation du journal Le Courrier picard exigeait que chaque associé sorte 20 000 euros de sa poche. Impossible pour certains salariés. Repris par Rossel (La Voix du Nord), le quotidien picard a alors perdu son statut coopératif.
« Les SCOP souffrent d’un déficit de connaissance de la part du monde économique et financier», ajoute Mathieu Castaings, expert comptable et fondateur du cabinet Finacoop, lui même organisé en coopérative. « Nous avons démarré en 2014 sans cadres, unique ment avec des ouvriers techniciens. On a senti que certains acteurs économiques, banques ou centrales d’achats, ne nous pre naient pas forcément au sérieux», se souvient Olivier Leberquier, président de SCOPTI, la coopérative de thés et d’infusions créée par les ex Fralib après 1 336 jours de lutte contre l’ancien actionnaire Unilever.
Des situations deviennent parfois kafkaïennes, comme celle vécue par Maud Sarda, à l’origine de Label Emmaüs, le site de vente en ligne du mouvement fondé par l’abbé Pierre: «Nous avions besoin de 40000 euros pour développer un logiciel. On se tourne vers In nov’Up, un fonds d’aide de la région Ile de France géré par Bpifrance. Mais face aux pertes de Label Emmaüs, comme c’est le cas pour beaucoup de startup, Bpifrance nous dit qu’il nous faudrait trois ou quatre fois plus de capitaux propres. Or, le statut ne nous le permet pas. Nous ne pouvons le faire qu’avec des titres participatifs ou des subventions d’investissement, mais ceux ci ne sont pas compta blement des capitaux propres. Résultat, on nous refuse 40000 euros pour développer un outil d’aide aux personnes en réinsertion alors que dans le même temps Bpifrance débloquait 7 millions d’euros à Dogami, un jeu de chiens virtuels.»
«Bpifrance n’est pourtant pas une banque privée attirée simplement par des gains rapides à ce que je sache», s’agace Mme Sarda, dont le post sur le réseau LinkedIn a été abondamment relayé, de nombreux coopérateurs retrouvant dans ce cas les obstacles auxquels ils doivent faire face. De son côté, Bpifrance dit avoir respecté scrupuleusement la réglementation de cet outil de financement.
EN 2009, LA RECAPITALISATION DU JOURNAL « LE COURRIER PICARD » EXIGEAIT QUE CHAQUE ASSOCIÉ SORTE 20 000 EUROS DE SA POCHE
Les trous du dispositif bancaire
« Comme toute entreprise, une coopérative doit investir, se développer, se réorganiser parfois. Elle a donc les mêmes besoins financiers pour le quotidien et le moyen long terme », explique Valérie Vitton, directrice des marchés des personnes morales du Crédit coopératif, la première banque des SCOP. Et pourtant, les coopératives ne peuvent souvent compter que sur leur mouvement pour se financer. Plusieurs outils ont ainsi été mis en place par la Confédération et ses antennes régionales. Le fonds de garantie Sofiscop permet, par exemple, de libérer le dirigeant de la coopérative de sa caution sur son patrimoine personnel lors d’un prêt.
« Ces outils permettent de combler les trous du dispositif bancaire et de prendre un peu plus de risque », apprécie Joël Bry, le PDG d’Aerem. Cette SCOP de l’aéronautique a profité ces dernières années de deux prêts, pour un montant total de 1,1 million d’euros, débloqués en quelques jours par la Société coopérative de développement et d’entraide, à des conditions financières imbattables.
« En 2017, voyant que la situation devenait tendue et que les banques ne voulaient pas nous prêter d’argent, nous avons lancé une cam pagne de sociofinancement en titres participatifs. Grâce notamment à l’intervention de trois mutuelles, dont celle des cheminots En train, on a levé 870 000 euros, ce qui nous a permis de compenser la frilosité des banques. Sans ça, on aurait disparu», raconte M. Leber quier. Trois ans plus tard, en 2020, la coopérative réalisait ses premiers bénéfices.