• 16/11/2020

    Interview de Paul DUPHIL, Secrétaire Général de l'OPPBTP 
    COVID 19 « Cette crise sanitaire nous invite à repenser le monde que nous construisons »
     
    L’idée était de rassembler un large panel d’experts et de représentants de la profession pour garantir tout à la fois la meilleure expertise possible face à ce nouveau risque et une large acceptation des mesures proposées, fruit d’un travail collectif. C’est aussi pour cette raison que de façon très exceptionnelle, nous avons souhaité soumettre ce guide à l’accord des partenaires sociaux du BTP.
     
    Les Scop ont été associées de façon très étroite en particulier via Jean-Marie Kerherno, vice-président du Conseil du comité national de l’OPPBTP, qui s’est fait lui-même le relais auprès de la fédération. Quelques contacts ponctuels ont eu lieu également avec Charles-Henri Montaut et Maximilien Mézard. Les Scop ont toujours apporté un soutien sans faille à l’OPPBTP et à ses travaux.
     
    Qu’aurions-nous pu faire mieux ? 
     
    Manifestement, il aurait été préférable d’avoir une organisation de travail en commun avec l’Etat plus fluide, cela aurait permis de publier le guide quelques jours plus tôt, à une époque où ce document était attendu comme un petit pain chaud ! Cela aurait aussi sans doute permis de garder le soutien des quatre syndicats de salariés qui avaient soutenu la version initiale du guide transmise à l’Etat.
     
    Enfin, la coordination avec les représentants de la maitrise d’ouvrage et de la maitrise d’œuvre s’est mise en place de façon inpromptue et peu organisée, en particulier avec une réunion du Conseil Supérieur de la Construction le 25 mars. Les résultats ont été bons, le système a donc fait preuve de résilience, mais les échanges et les diverses façons de répondre à la crise par les acteurs de la maitrise d’ouvrage et de la maitrise d’œuvre ont montré de façon éclatante d’une part que la prévention des risques professionnels est insuffisamment prise en compte de ce côté de la chaine de construction, et d’autre part qu’il serait bon d’avoir une association permanente entre l’OPPBTP et ces acteurs.
     
    2/ Avec le rebond de l’épidémie début septembre, les autorités ont actualisé le protocole sanitaire national. S’agissant des chantiers et du BTP, quels ajustements avez-vous envisagés ? Y a-t-il encore des domaines sur lesquels il est possible d’aller plus loin par rapport aux mesures antérieures ? 
     
    Au moment où nous rédigeons ces lignes, le gouvernement vient de franchir une étape complémentaire avec l’instauration d’un couvre-feu et quelques autres mesures dans les zones de très forte circulation du virus. Ceci se traduit par le rappel d’une exigence stricte sur les mesures barrières, lavage des mains, port du masque, distanciation. Le port du masque devient obligatoire dans les zones de couvre-feu à tout moment, sauf lieu de travail individuel clos ou travail en extérieur dans une zone où le port du masque n’est pas obligatoire. Enfin, les employeurs sont appelés à fixer un nombre de jours minimum de télétravail pour les salariés qui le peuvent.
     
    L’OPPBTP va engager ces tout prochains jours une campagne par Internet pour rappeler que lutter contre le virus, c’est bien sûr au travail mais aussi à la maison, dans les sphères personnelles, familiales et amicales. En effet, une large part des contaminations vient de la sphère privée. Cette crise a fait voler en éclat la frontière habituelle entre santé au travail et santé tout court, les employeurs peuvent et doivent faire plus pour inciter leurs salariés à faire tout le nécessaire face au coronavirus, où qu’ils se trouvent et à tout moment.
     
    Techniquement, les possibilités de protection complémentaire à ce qui figure déjà dans le guide sont limitées. Le port du masque pourrait être permanent dans le travail, comme le font déjà de nombreux groupes du BTP. Une attention plus soutenue pourrait être donnée aux espaces de pause et réfectoires, par exemple en installant des écrans de séparation entre les compagnons lors des repas. Il faudrait dans certains cas plus de place dans les cantonnements de chantier, exigus en hiver pour respecter la distance minimale de 1m. Enfin, comme l’OPPBTP l’a mis en avant le 1er octobre avec quelques ajustements du guide, il y a des progrès à faire en termes d’identification des cas contact potentiels ; faudrait-il donner la possibilité aux entreprises de faire des campagnes de test, par exemple tous les personnels d’un chantier dès qu’un cas a été identifié sur ce chantier ?
     
    3/ Une crise, quelle qu’elle soit, révèle souvent des aspects positifs. Quels sont, selon vous, les vecteurs positifs de cette crise ? N’a-t-elle pas conforté l’idée que la prévention est un investissement et non une charge ? 
     
    Cette crise a en effet plusieurs effets positifs, certains immédiats, d’autres potentiellement dans le futur. 
     
    Tout d’abord, nous avons tous radicalement progressé dans nos pratiques digitales, et en particulier tout ce qui est travail à distance. Sans la Covid, nous aurions mis au moins deux ans de plus pour prendre conscience et utiliser toutes ces applications de contact et de réunions à distance. Le quotidien du chantier peut s’en trouver révolutionné, avec moins de temps accaparé par les réunions et le temps pour s’y rendre. Par ailleurs, dans de nombreuses entreprises, la crise a été l’occasion de resserrer les rangs, de développer le dialogue social qui a montré tout son intérêt. Enfin, la Covid a rappelé à tout un chacun les bases de l’hygiène, et le chantier n’est certainement pas le dernier lieu où un tel rappel était nécessaire. Se donner les moyens de se laver les mains semble une évidence, et pourtant, il a fallu mettre l’essentiel en place en début de crise.
    Cependant, les progrès du printemps sur l’hygiène ne doivent pas être considérés comme des acquis. Il faut ancrer les pratiques, avoir le soutien et l’exigence de toute la chaine de construction. Il faut aussi réfléchir différemment à l’aménagement des cantonnements, en évitant par exemple le vestiaire en plein milieu, ce qui oblige aujourd’hui à y accéder avec des bottes sales…
     
    Cette crise a aussi été l’occasion pour beaucoup de s’interroger sur le sens du travail et de la vie. La place de la prévention, qui préserve la vie, a bien sûr aussi été évoquée. Indubitablement, chacun s’est souvenu que la prévention est éminemment importante. Cependant, nous voyons les mauvaises habitudes revenir au galop. Nous avons encore, Fédération des Scop BTP et OPPBTP, beaucoup de travail à faire pour que la prévention soit valorisée comme il le faudrait, à commencer par les maitres d’ouvrage et que ceux-ci exigent les moyens nécessaires. Les Scop ont émis l’idée il y a quelques années d’une exigence de certification ISO26000 des entreprises posée par les grands donneurs d’ordre, pourquoi pas ?
     
    4/ Les investissements liés à la prévention du Covid-19 ont un impact sur la productivité des entreprises… Pour concilier les deux, n’est-il pas nécessaire de doper l’utilisation des outils digitaux et du BIM comme c’est déjà le cas en Asie où l’approche de la construction est plus axée sur le numérique ? Comment l’OPPBTP pourrait-il accompagner cette transition ? 
     
    Le débat n’est pas clos sur l’impact économique de la Covid. Certaines entreprises, et non des moindres, y voient un impact nul ; la productivité n’aurait pas été impactée par la Covid. D’autres ont fait état de surcoûts de 10%, voire 20%. A minima, les masques coûtent entre 1 et 2 euros par jour et par salarié. Dans certains cas, la modification des modes opératoires pour éviter la coactivité ou le travail à deux s’est traduit par des gains de productivité. 
     
    En tout état de cause, cette crise a rappelé au BTP qu’il est urgent de reconsidérer les modes productifs de la construction pour répondre à une pression économique, concurrentielleet environnementale qui va croissant. En effet, le numérique, le BIM et une meilleure intégration entre les acteurs de l’acte de construire portent des marges de progression significatives, de 20 à 30% du coût total d’un bâtiment selon certains acteurs. Cela ne signifie pas que ces gains sont faciles à attraper ; les acteurs à mobiliser et à faire avancer ensemble sont nombreux, c’est la difficulté de l’exercice. C’est comme pour le Lean : pour en tirer avantage sur un chantier, il faut que toutes les entreprises s’accordent et agissent de concert. Autre source d’efficacité remise en avant par la crise, la construction hors site qui facilite une meilleure maîtrise des processus de construction.
     
    L’OPPBTP soutient depuis longtemps diverses initiatives pour promouvoir le Lean Construction, le BIM, le digital dans la construction, et l’innovation en général, bien persuadé de l’impact bénéfique de tout cela pour la prévention. Toutes ces techniques améliorent la préparation et la programmation, ce qui est toujours un plus en prévention en concourant à la réduction des aléas de toutes sortes. Nous allons continuer dans ce sens ces prochaines années, en explorant des sujets aussi divers que l’exploitation des données issues du chantier (data), l’intelligence artificielle et ses capacités prédictives des risques, les outils digitaux pour être en relation avec les entreprises et les salariés, et contribuer à animer la thématique prévention qui doit être portée au quotidien par chacun sur les chantiers. 
     
    5/ A l’évidence cette crise sanitaire a rebattu les cartes et bousculé bien des habitudes. Dans ce contexte, certaines missions de l’OPPBTP doivent-elle évoluer ? Enfin, à titre personnel, est-ce que cette crise majeure et durable a modifié votre vision du monde et votre relation aux autres ?  
     
    Je ne crois pas que les missions de l’OPPBTP doivent évoluer. Mais la crise a mis en lumière différents sujets dont l’Organisme doit se saisir plus fortement dans le futur.
     
    J’en retiens trois. Tout d’abord, au-delà des questions de données ou d’intelligence artificielle, le digital s’est imposé comme un outil extraordinairement puissant tant pour la promotion de la prévention, qui est au cœur de la mission de l’OPPBTP, que pour l’accompagnement des entreprises et des salariés pour agir efficacement en prévention. L’OPPBTP s’est engagé sur ce chemin depuis plusieurs années, dont récemment avec des outils remarqués comme MonDocUnique Prem’s et Prévention_endirect, l’agence en ligne qui donne accès très facilement à un expert de l’OPPBTP. Nous devons aller plus loin dans la mise à disposition d’outils performants pour toutes les entreprises. L’hygiène est aussi bien sûr un sujet sur lequel la profession doit continuer à progresser pour offrir à chaque compagnon des conditions dignes. Comme évoqué précédemment, les avancées du printemps restent fragiles, l’OPPBTP doit agir pour les pérenniser. Enfin, la crise a mis en lumière le manque de prise en compte de la prévention des risques professionnels par la maitrise d’ouvrage et la maitrise d’œuvre. Cela crée l’opportunité d’aborder le sujet avec eux et voir ensemble comment progresser. Nous pourrions saisir le Conseil Supérieur de la Construction à cet effet.
     
    Par ailleurs, l’OPPBTP doit rester mobilisé pour développer les argumentations positives qui font le lien entre la prévention et la performance de l’entreprise (comme j’aime à le dire, « un chantier bien mené en prévention est un chantier bien mené en production »), mais aussi pour accompagner la formation initiale, ou encore agir auprès d’entreprises particulièrement exposées aux risques. Enfin, les études techniques sont source de solutions innovantes, il convient de toujours mieux associer geste technique et sécurisation du geste.
     
    Quelles sont les leçons que je tire de cette crise à titre personnel ?
     
    Cette crise perturbe au plus profond de la relation humaine. L’autre est devenu un danger dont nous nous protégeons avec un masque et des gestes barrières ! Quelle reculade pour l’humanité, mot dont la signification même appelle au lien entre les individus. Comment avons-nous pu en arriver là ? Où notre conscience collective a-t-elle failli ? Quels égoïsmes ont conduit à une telle situation ?
    Cette crise nous invite donc à repenser le monde que nous construisons jour après jour, aux relations qui nous unissent, à la durabilité et à la pérennité de notre environnement. Quel sens donner à nos vies ? Nous partageons cette chance entre les Scop BTP et l’OPPBTP d’avoir mis l’humain au cœur de notre projet professionnel, cette crise me renforce dans ma volonté d’œuvrer au bien de tous.